19 – LA SUBTILE ASPHYXIE
Fandor était depuis quelques instants arrivé au Théâtre Ornano et cherchait avec peine à découvrir le père Coutureau parmi la foule des figurants, des machinistes.
Ce fut un pompier, le fameux pompier de service que l’on rencontre inévitablement dans tous les théâtres, occupé à dévisager les actrices, qui finit par prendre en pitié le malheureux journaliste et lui indiqua celui qu’il cherchait.
— Voilà M. Coutureau.
— C’est pas malheureux, grogna Fandor.
En même temps il se précipita vers le brave homme et l’empoigna par le bras :
— C’est vous monsieur Coutureau ?
— Moi-même, jeune homme. Qu’est-ce qu’il y a pour votre service ?
— Je viens plutôt pour le vôtre, ripostait Fandor.
Et comme le père Coutureau le regardait, interloqué, Fandor entraînait le brave homme à l’écart :
— C’est au sujet de votre fille Rose que je me trouve ici.
Immédiatement la figure du père Coutureau se rembrunit.
Depuis quelque temps, le pauvre malheureux n’avait guère l’habitude d’entendre parler de sa fille sans qu’il en résultât pour lui des inquiétudes ou des ennuis. Qu’allait-il encore apprendre ?
— Vous venez au sujet de ma fille ? répondait le père Coutureau. Expliquez-vous, monsieur.
Il n’appelait plus Fandor « jeune homme », il devenait respectueux. Le journaliste nota la nuance.
— Écoutez, reprit Fandor, il faut que j’aille vite et droit au fait, par conséquent tâchez de me répondre avec franchise.
— Mais qui êtes-vous ?
— Quelque chose comme un policier.
La réponse était vague et le père Coutureau roulait des yeux stupéfiés.
— Bon, bon, faisait-il, parlez !
— Voilà, continuait Fandor. Vous avez lu les journaux ce matin ?
— Oui, monsieur.
— Vous avez vu alors que la comtesse de Blangy, ou plus exactement lady Beltham, car telle était en réalité le nom de cette grande dame, était morte assassinée ?
— Oui. Après ?
Le front du père Coutureau se barra d’un pli soucieux. Ce début de conversation ne laissait préjuger rien de bon à son avis. Qu’allait-il encore apprendre ?
— Eh bien, poursuivit Fandor, à tort ou à raison, la police se figure que votre fille est pour quelque chose là-dedans.
— Ma fille ? Seigneur Dieu !
Le père Coutureau leva les bras au ciel, il protesta avec effarement :
— Mais jamais Rose n’a connu lady Beltham.
— Çà, faudrait pas me la faire ! Je veux bien être gentil, monsieur Coutureau, mais, en revanche, ne vous payez pas ma tête, ça coûte cher d’ordinaire. Votre fille n’a peut-être pas connu lady Beltham mais elle a sûrement connu la comtesse de Blangy, puisqu’elle l’a volée.
— Elle l’a volée par étourderie, monsieur.
— C’est un genre de vol que la loi n’admet pas.
— Mais cette dame avait retiré sa plainte.
— Possible, cela ne change rien à l’affaire.
— Enfin, monsieur, je vous jure que Rose…
— Rose, monsieur Coutureau, va être compromise dans cette histoire-là, aussi vrai que je m’appelle Jérôme Fandor, et compromise de sale manière. Elle est en relation avec Fantômas, n’est-ce pas ?
— Dites que Fantômas l’a sauvée.
— Hein ? quoi ?
À l’extraordinaire déclaration que le père Coutureau avait faite d’un ton très calme, Fandor sursauta. Comment ? Fantômas avait sauvé Rose Coutureau ? Il l’avait sauvée de quoi ? de qui ?
Jamais Fandor n’avait pas encore entendu dire que Fantômas se fût intéressé à Rose Coutureau. Le journaliste se prit à songer que Juve avait peut-être eu grandement raison de l’envoyer faire une enquête au Théâtre Ornano. Peut-être allait-il apprendre des choses très intéressantes. L’entracte cependant s’achevait. Le père Coutureau, figurant dans la pièce, devait rentrer en scène :
— Écoutez, demandait Fandor, ça ne peut pas se passer comme cela. Continuez à jouer, monsieur Coutureau, mais je vous attends à minuit. Que diable, il faudra bien, en buvant un verre, que nous éclaircissions l’un et l’autre toutes ces choses fort mystérieuses.
***
À la sortie du théâtre, en effet, Jérôme Fandor, conduisait le père Coutureau dans un bistrot voisin où se réunissaient régulièrement les machinistes et les figurants du Théâtre Ornano.
Grand et généreux, Fandor paya une tournée au père Coutureau et tâcha de le faire parler.
Ce que le journaliste apprit alors était si inattendu, si stupéfiant, que Jérôme Fandor, par moments, pensa, que peut-être le père Coutureau n’était point l’imbécile qu’il semblait être et lui racontait des boniments inventés de toutes pièces.
Pourtant, le vieil habilleur parlait avec une profonde conviction.
— Oui, disait-il, Fantômas est une crapule aux yeux de la police, mais moi et ma fille, nous n’avons pas le droit de le considérer autrement que comme un sauveur. C’est lui qui a tiré Rose d’affaire, c’est lui qui l’a empêchée d’être condamnée comme voleuse. Tout ce que voudra Fantômas, je le ferai. Et tout ce qu’il demandera à Rose, elle le fera.
— Mais bougre de nom d’un chien ! tonna le journaliste. Triple idiot que vous faites ! Père Coutureau, vous ne voyez donc pas que Fantômas s’est proprement payé votre figure et celle de votre fille ? Il l’a sauvée, c’est possible, mais il ne l’a pas sauvée de grand-chose, puisque après tout, la comtesse de Blangy devait retirer sa plainte le lendemain même. Et puis, toutes ces aventures-là, ce sont des aventures inquiétantes, et comment ne comprenez-vous pas que Fantômas n’a agi de la sorte que pour compromettre votre fille en la mêlant à l’assassinat de lady Beltham, ce qui probablement lui est d’une utilité que nous ne connaissons pas encore.
Le père Coutureau, aux paroles de Fandor, commençait à hésiter. Brave homme mais d’esprit peu ouvert, il avait la réflexion lente. Ce qu’on lui disait lui semblait vraisemblable, mais, il avait peine à imaginer que Fantômas, auquel il vouait un culte depuis quelque temps, était peut-être peu digne de son admiration, et même avait peut-être cherché à lui nuire et à nuire à sa fille.
— Non, mon bon monsieur, répétait-il, non, sûrement que vous vous trompez. Fantômas n’a pas dû vouloir compromettre Rose, et d’ailleurs… d’ailleurs, vous allez bien voir ce qu’en pensent les camarades.
Fandor n’aurait peut-être pas voulu mettre ainsi tout le monde du Théâtre Ornano au courant de son enquête, mais il ne lui était guère possible de faire taire le père Coutureau qui, très excité, à la fois épouvanté et incrédule, ne savait que penser.
— Écoutez, disait le brave homme, écoutez ! Voilà monsieur qui prétend que Fantômas, Fantômas, vous le savez bien, qui a sauvé Rose l’autre jour, va précisément la compromettre dans l’histoire de l’assassinat de Mme de Blangy.
À ces mots, surprise générale.
Bavard, le père Coutureau avait depuis longtemps conté les aventures de Rose à tout le monde au théâtre. On était donc au courant et l’on ne se privait point de mal juger les affirmations de Fandor, personnage d’autant plus suspect que personne ne le connaissait, que personne ne savait d’où il venait.
— Allez, allez, disait un machiniste, ne t’occupe pas de ce que jaspine monsieur, tout ça c’est des histoires ! Ce qu’il y a de sûr, c’est que ta fille allait faire de la taule et que, grâce à Fantômas, elle n’en a pas fait. Tu n’as à savoir que ça.
C’était l’opinion générale.
Dick, lui-même, qui était entré dans le bar par hasard, approuvait les paroles du machiniste :
— Je ne vois pas très bien, déclarait-il, pourquoi Fantômas aurait pris la peine de sauver Rose Coutureau, qu’il ne connaissait pas encore, si c’était son intention de la compromettre ensuite. Et puis, d’ailleurs, rien ne prouve que ce soit Fantômas qui ait réellement tué avenue Niel. Les journaux le soupçonnent, c’est vrai. Mais enfin, les journaux ne sont pas infaillibles.
Fandor, sous ce flot d’arguments, devant l’hostilité générale, n’insista pas. Il écoutait les conversations, nota de petits détails dans l’espoir continuel de surprendre quelque indice intéressant, puis, comprenant que tous les gens qu’il avait devant lui ne savaient rien, ou, qu’en tout cas, ils ne voulaient rien dire, il paya son dû et se leva :
— Père Coutureau, dit le journaliste, je ne doute pas que vous soyez de bonne foi, mais assurément vous ne vous rendez pas compte des dangers qui menacent votre fille, et vous aussi peut-être. Fantômas jouant à l’homme de bien, cela ne s’est jamais vu. Prenez garde, prenez garde !
Et Fandor s’éloigna sur ces paroles qui troublèrent le père Coutureau, et créèrent un vrai malaise chez ceux qui les entendirent.
***
Entré dans la chambre de lady Beltham, cette chambre dont il avait sondé les murailles, dont il avait méticuleusement assuré la protection en bouchant la fenêtre, en barricadant les portes, en guettant continuellement l’unique entrée qu’il avait laissée subsister, Juve avait aperçu couché sur le lit de milieu le corps de lady Beltham.
Le policier, d’abord, de stupéfaction, s’était immobilisé au centre de la pièce, puis une colère folle, un désespoir furieux aussi s’étaient emparés de lui.
Juve s’était élancé, il avait couru jusqu’au lit, il s’était penché sur le corps. Un rauque juron s’était échappé de ses lèvres :
— Ah nom de Dieu ! Morte !
Et tout de suite après, alors qu’un frisson d’émotion le secouait, Juve avait ajouté :
— Tuée, c’est évident. Mais tuée comment ?
Juve, alors, retrouvait le sang-froid dont il avait à maintes reprises donné des preuves si extraordinaires.
Juve avait l’âme faite de cette façon que les difficultés et les mystères, loin de l’abattre, loin de le désespérer, le surexcitaient au contraire, infusaient une nouvelle ardeur à son énergie.
— Ah çà, c’est incompréhensible ! grogna-t-il. Personne n’est rentré ici, cependant, depuis hier soir.
Et Juve ordonna :
— Léon, restez debout devant la porte et empêchez quiconque d’entrer ! Michel, venez m’aider !
La mort de lady Beltham apparaissait à l’esprit du policier comme le mystère le plus incompréhensible, le plus inexplicable qu’il ait eu jamais à élucider.
La pièce où lady Beltham venait d’être assassinée – Juve en avait la persuasion, la certitude absolue, indiscutable – était hermétiquement close. Lady Beltham y était entrée la veille, bien portante, personne n’avait pu s’y introduire, et pourtant, elle venait de mourir.
— Qu’a-t-il donc pu se passer ? se demandait Juve.
Et, demeurant sans bouger, debout, à côté du lit de mort, il fouilla de ses yeux perçants les meubles, les murailles de la chambre, cherchant un indice, un détail, quelque chose qui pût lui faire au moins soupçonner de quel côté devaient porter ses recherches.
— Voyons, Michel, constata Juve, voyez-vous quoi que ce soit ici ?
— Je ne vois rien, chef, je ne vois rien.
Tout aussi désemparé que Juve, Michel, immobile comme son chef, regarda de tous côtés et ne découvrit rien.
— Lady Beltham est morte, se répétait Juve, morte à la date fixée, morte au commandement.
Et, soudain, comme il disait ces mots, Juve tressaillit.
Ah çà, ne venait-il pas de donner, sans y avoir pensé, la seule explication admissible de la mort de lady Beltham ?
Elle était morte à l’heure fixée, et au commandement… Parbleu ! N’avait-elle pas joué la comédie à Juve en venant lui demander sa protection et le policier n’était-il pas la victime d’une machination tragique ?
— Lady Beltham aimait Fantômas, se répétait-il, Fantômas a dû lui ordonner de se tuer. C’est elle qui a dû se tuer.
Et, il en arrivait, petit à petit, à imaginer un suicide, tant il était bien évident à ses yeux que personne n’avait pu s’introduire dans la pièce.
Juve, alors, se penchait à nouveau sur le cadavre de la malheureuse femme. Il l’examinait avec soin, il cherchait la trace d’une blessure, il cherchait la cause de la mort.
Mais Juve ne trouva rien.
Sur le grand oreiller brodé, dans l’auréole rose que dessinait une lampe électrique élégamment voilée d’un abat-jour de soie, et qui brûlait encore, le visage de lady Beltham apparaissait reposé, calme, tranquille, joli et fin, d’une beauté surnaturelle.
Lady Beltham avait les yeux clos, elle semblait encore dormir, aucune crispation n’avait défiguré ses traits. Ses lèvres même gardaient le fin sourire qui ajoutait un charme délicieux à son visage.
— Un suicide, se dit Juve, non ! Cette femme ne s’est pas suicidée, elle est morte en dormant, elle est morte sans se rendre compte qu’elle mourait.
Parbleu, si brave qu’eût été lady Beltham, et elle ne l’était pas énormément, en somme, puisqu’elle avait eu peur, elle aurait frémi en sentant venir le trépas.
— Or, pensait Juve, son attitude est posée, tout prouve qu’elle ne s’est pas sentie mourir. Même si elle s’était suicidée, il y aurait en elle, dans le désordre de sa pose quelque chose qui avertirait.
Mais l’hypothèse du suicide rejetée, Juve en cherchait une autre :
— Serait-elle morte de peur ? Sachant le danger qui la menaçait, aurait-elle été victime de l’effroi ?
Mais c’était encore là une explication inadmissible.
On ne meurt pas de peur dans une tranquillité aussi parfaite que celle qui semblait avoir été la tranquillité de lady Beltham.
— Elle est morte en dormant, fit encore Juve. On ne meurt pas de peur.
Et puis il y avait ce fait étrange, bouleversant, que cette mort était bien survenue à la date fixée, à la date arrêtée, choisie par Fantômas. Mais était-ce bien Fantômas qui avait tué lady Beltham ?
— Chaque fois que j’y réfléchis, pensait Juve, je trouve dans cette affaire un nouveau mystère. Non, je ne peux pas croire que Fantômas ait tué lady Beltham, cela dépasse mon imagination, cela dépasse mon entendement. Et pourtant ? Pourtant, nom d’un chien, il n’y a que Fantômas pour avoir pu tuer dans des conditions si mystérieuses, il n’y a que Fantômas pour être le criminel qui ait pu entrer sans laisser de trace dans cette chambre.
On y revenait toujours. Il apparaissait impossible que quelqu’un se fût réellement introduit dans la chambre barricadée et cependant, il fallait bien que quelqu’un s’y fût introduit, car sans cela lady Beltham ne serait évidemment pas morte.
— Je deviens fou, murmura Juve.
Le policier appela :
— Michel !
— Chef ?
— Allez voir si la porte barricadée par nous tient toujours !
Michel, prenant garde de ne rien déranger à l’aspect des meubles, à leur disposition, se rendit à la porte que Juve et lui avaient murée deux jours avant, grâce à des peines infinies.
L’agent secoua les planches, vérifia les cordes, et il n’hésita pas à répondre.
— Chef, rien n’a été dérangé depuis la construction de notre barricade.
— Allez voir la fenêtre, alors !
La fenêtre était toujours clouée, le matelas de coton qui garnissait l’espace demeurant vide entre les vitres et les volets de fer n’avait pas été touché.
— La fenêtre est dans le même état.
— Alors, on n’est pas entré ici.
Et pour la centième fois peut-être, Juve promena ses regards sur les murailles de la pièce, les murailles qu’il avait sondées, qui étaient pleines, qui n’étaient pas truquées, sur les portes, dont l’une était barricadée, dont l’autre n’avait pas été perdue de vue pendant toute la nuit par lui, Léon et Michel, sur les fenêtres qui étaient closes.
Mais, en considérant encore une fois la chambre, Juve aperçut toujours le cadavre de lady Beltham étendu sur le lit. Et ce cadavre semblait répondre à l’interrogation que se posait Juve, semblait démentir ses paroles.
— Hélas, disait la morte dans sa rigidité sépulcrale, il faut bien qu’on soit entré ici, puisque j’ai été assassinée.
Juve sentait si bien tout ce qu’il y avait d’incompréhensible et de contradictoire dans ces constatations, que le découragement le prit.
— Bon Dieu, jura le policier, c’est à croire que nous ne trouverons jamais la clef de cette énigme !
Juve ordonna :
— Michel, vous allez rester ici, et n’en pas bouger jusqu’à mon retour. Léon, demeurez sur le pas de la porte, je vais enquêter dans le voisinage.
Juve quitta le rez-de-chaussée tragique et se livra, en effet, à une enquête rapide. La concierge, bien entendu, ignorait encore tout du drame et ne pouvait fournir aucun renseignement.
— Vous n’avez rien entendu ? demanda Juve.
— Absolument rien, monsieur l’inspecteur.
Juve n’insista pas d’ailleurs. Lui-même qui se trouvait dans la galerie séparée de la chambre de lady Beltham, par une simple cloison, n’avait rien entendu non plus, comme n’avaient rien entendu Léon et Michel.
Juve sortit de l’immeuble, siffla deux coups stridents pour convoquer d’urgence les policiers qu’il avait disposés autour de la maison, la veille au soir.
L’inspecteur qui stationnait sur le toit accourut. Deux autres agents qui s’étaient promenés dans un bout de l’avenue se rendaient à son appel. Nalorgne et Pérouzin seuls manquaient à la convocation de Juve.
— Où sont ces imbéciles ? questionna le policier.
— Chef, après deux heures d’efforts, ils ont réussi à mettre en marche leur automobile. Ils viennent d’aller l’essayer au Bois de Boulogne. Ils ont dit qu’ils reviendraient tout de suite.
La disparition de Nalorgne et Pérouzin avait bien peu d’importance, Juve ne s’y arrêta pas.
— Avez-vous surpris quelque chose ? interrogea-t-il.
Et il mit rapidement les agents au courant du drame qui venait de se dérouler.
Mais aux déclarations de Juve, si une stupeur se peignait sur tous les visages, aucune réponse n’était donnée, aucune indication n’était fournie.
Personne n’avait rien vu. Personne n’avait rien remarqué.
— C’est à devenir fou, répéta Juve.
Et, tenace comme il l’était, le policier n’était point prêt à renoncer à deviner la façon dont était morte lady Beltham.
— Je saurai, hurla Juve dans un mouvement de colère véritable, comment Fantômas a procédé ! Je le saurai, quand je devrais passer ma vie à le chercher.
Juve, à ce moment, retourna vers le petit rez-de-chaussée, puis, hésitant, s’arrêta sur le seuil de l’habitation.
— Oh oh, fit-il, est-ce que par hasard… ?
Juve traversa rapidement le trottoir de l’avenue Niel. Un fiacre passait, qu’il héla :
— Conduisez-moi à la caserne des sapeurs-pompiers qui se trouve en face du Palais de Justice.
Vingt minutes plus tard, Juve était dans la cour de cette caserne, où sont installés les locaux du Laboratoire municipal.
— Puis-je parler au médecin-chef ?
— Un instant, monsieur Juve.
Deux minutes plus tard, en effet, seul avec le savant, Juve lui indiquait les détails de la mort de lady Beltham.
— Docteur, conclut Juve, la police que je représente est sur le point de se déclarer impuissante à deviner comment cette femme a été tuée. C’est à la Science de parler. Il faut qu’il y ait un mystère, et ce mystère, c’est à vous de le deviner. Peut-on tuer à distance ?
— Tuer à distance ? Non, répondit le praticien, à moins que l’on ne se serve de poison.
— Lady Beltham n’a rien pris qui n’ait été examiné dans vos services.
— Alors elle n’a pas été tuée à distance.
— Comment donc a-t-elle pu être assassinée ?
— Mais je n’en sais rien, monsieur Juve. Il faudrait pour vous répondre, que je puisse examiner le cadavre.
— Venez, docteur !
Juve s’était levé, il pressa si bien le médecin du Laboratoire municipal, qu’il le décida à l’accompagner avenue Niel, et qui plus est, à emporter dans une valise préparée pour les enquêtes criminelles certains réactifs, certains appareils qui pouvaient être utiles.
Juve et le médecin retrouvèrent naturellement toutes choses en état, comme le policier les avait laissées.
Fidèles observateurs de la consigne, Léon et Michel n’avaient point bougé.
— Voici la morte, disait Juve, en faisant pénétrer le docteur qui se découvrait, dans la chambre de lady Beltham. Voici la morte, docteur, et c’est à vous de me dire comment elle est morte.
Mais le médecin, malgré tout son savoir, devait demeurer embarrassé.
— Je ne comprends rien de rien à la façon dont cette femme a pu être assassinée, déclara-t-il après plus de deux heures d’expériences. Il n’y a aucune blessure et les réactifs dont je viens de me servir…
En parlant, le docteur s’était retourné…
— Ah çà, fit le médecin à Léon et à Michel, qu’est-il donc devenu ?
Mais Léon et Michel répondirent :
— Docteur, Juve est parti il y a quelques minutes. Il nous a fait signe de ne pas le suivre, et de demeurer à votre disposition.
Et Michel interrogea :
— Vous disiez, docteur, que les réactifs ?
— Les réactifs prouvent, murmura le médecin, qu’il n’y a pas eu d’empoisonnement.
— Alors, cette mort est inexplicable ?
— Pour le moment, oui.
Or, à l’instant même où le directeur du Laboratoire municipal déclarait que la mort de lady Beltham lui apparaissait impossible à préciser, Juve revenait dans la pièce.
Le policier était dans un piteux état. Des toiles d’araignées s’accrochaient à sa chevelure, il avait le veston plein de boue, le pantalon souillé de sable, les mains noires, les bottines boueuses.
— Eh bien ? interrogeait Juve.
Il semblait triomphant.
D’une même voix, Léon, Michel et le docteur questionnaient le policier :
— D’où venez vous ? Que vous est-il arrivé ?
Juve se laissait tomber sur un fauteuil, avec un soupir de satisfaction.
— Docteur, disait-il, savez-vous comment est morte lady Beltham ?
— Non, fichtre non !
— Avez-vous pensé à un empoisonnement par le gaz ?
À ces mots, le praticien leva les bras au ciel.
— Évidemment non. S’il y avait eu empoisonnement par le gaz d’éclairage, vous auriez senti en entrant dans la pièce une odeur caractéristique.
Et il ajouta péremptoire :
— D’ailleurs, il n’y a pas de gaz dans la pièce, l’éclairage est électrique.
Mais Juve reprit :
— Cela ne fait rien, répondez-moi toujours, Docteur.
— Que voulez-vous savoir ?
— Peut-il rester des traces d’empoisonnement par le gaz d’éclairage ? Pouvez-vous me dire, en examinant la morte, si elle a pu être asphyxiée par ce gaz ?
— Oui, répondait le docteur, je n’ai qu’à faire l’examen spectroscopique de son sang. Mais je vous le répète, c’est bien inutile, car, d’ordinaire, l’odeur suffit à le révéler, même à une personne profondément endormie. Et puis enfin, il n’y a pas de gaz ici, et puis encore…
— Faites cet examen.
Le médecin s’emporta :
— Mais fichtre de nom d’un chien, puisque je vous dis que s’il y avait eu empoisonnement par le gaz vous auriez certainement senti l’odeur du gaz, vous Juve et vos deux agents ! Puisque je vous assure que cette odeur persiste de longues heures dans les pièces qui en ont été imprégnées, puisque, sapristi, il n’y a pas de gaz ici !
— Faites donc cet examen.
L’attitude du policier était si énigmatique que le médecin, quoique ne comprenant pas où Juve voulait en venir, décida de lui donner satisfaction.
Cela prit bien une heure. Il préleva par une saignée à la veine du bras une légère quantité de sang, il l’examina minutieusement, se livrant à toutes sortes de recherches compliquées.
Et soudain le directeur du Laboratoire municipal déclara, réellement abasourdi :
— C’est indiscutable, Juve vous avez raison. Je trouve des traces nettes d’oxyde de carbone dans le sang de la morte.
— Vous voyez bien !
— Oui, je vois, répondit le docteur, je vois que c’est de la sorcellerie, car, enfin, s’il apparaît indiscutable, désormais, que lady Beltham a été asphyxiée par de l’oxyde de carbone, rien n’indique la façon dont le crime a pu être commis. Absence d’odeur d’une part, absence de gaz d’autre part, tout cela fait que…
— Cela m’a bien fait chercher, murmura le policier, mais tout de même nous tenons l’explication de l’assassinat.
— Quelle est-elle donc ? Parlez.
Léon, Michel et le docteur se groupaient autour de Juve.
Et Juve, de son petit ton tranquille, commençait d’expliquer :
— Oh ma foi, c’est bien simple. Figurez-vous que je me suis rappelé avoir lu un jour, dans un traité de médecine légale, le traité de toxicologie du Dr Ch. Vibert [31], une remarque intéressante : « Il arrive, disait ce livre, que l’on peut être asphyxié par le gaz d’éclairage dans de telles conditions qu’aucune odeur ne puisse laisser deviner la cause de la mort. Il suffit que le gaz d’éclairage ait pénétré dans une pièce filtrant à travers une couche de terrain assez épaisse, à travers des matériaux tels que des graviers, de la terre, pour qu’il perde toute odeur. Il n’entre alors, à vrai dire, dans les locaux que de l’oxyde de carbone. Ce gaz étant inodore, les personnes qui se trouvent dans ces locaux peuvent parfaitement passer de vie à trépas sans être averties par l’odeur caractéristique du gaz d’éclairage du danger qu’elles courent. »
— C’est juste, interrompit le praticien.
— Très juste, reprit ironiquement Juve, et la preuve est que lady Beltham en est morte. J’ai pensé à cela tout à l’heure, docteur, et c’est pourquoi je suis descendu dans la cave. D’abord je n’ai rien trouvé, mais j’ai eu l’idée de creuser le sol de cette cave. Il y a là, à un mètre de profondeur, une conduite de gaz qui a été crevée récemment, car les brèches sont encore toutes fraîches. Le gaz a filtré à travers le sol, filtré à travers les murs de la cave. Il était inodore quand il a pénétré dans la chambre où dormait lady Beltham. Nous n’avons rien entendu, nous autres, Léon, Michel et moi, car il n’y avait rien à entendre. Nous n’avons rien senti, et lady Beltham n’a rien senti parce qu’il n’y avait rien à sentir. La mort est venue, furtive, mystérieuse, tout doucement, et cette pauvre femme n’a pas souffert. Hélas, ce qui me fait peur, c’est que si je comprends à peu près comment Fantômas, après avoir évidemment d’avance perforé la conduite de gaz, a pu provoquer ce drame, je ne comprends pas comment il se fait que Fantômas ait tué lady Beltham. J’étais sûr qu’un tel crime lui aurait fait horreur. Mais cela, docteur, ce n’est plus de votre compétence.
Juve, quelques instants avant, en remontant dans la chambre de lady Beltham, après avoir découvert la si extraordinaire façon dont le crime avait été commis, avait paru presque triomphant.
Maintenant il demeurait accablé, prostré. Il croyait pressentir qu’après ce nouveau crime, plus horrible encore que tous les crimes qu’il avait osés jusqu’alors, Fantômas, que rien n’arrêterait plus, serait capable de forfaits toujours pires.